Extase

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L’extase, connais pas ou presque pas. Dès mon enfance, on m’a enseigné de m’en méfier, de m’en éloigner, de toujours garder raison, la tête froide. Entouré de neuf frères et sœurs d’une part blagueurs et d’autre part critiques et encadré par un père comptable, j’ai toujours hésité à exprimer ouvertement des sensations profondes sous peine d’être contesté voire ridiculisé. Le même contrôle de soi était exigé des autres. Heureusement, cette barrière invisible comptait plusieurs brèches. La plus grande s’ouvrait sur un immense et magnifique domaine : la musique.  Encouragée par ma mère qui aurait rêvé d’une carrière de pianiste, la musique  baignait une bonne part de la vie de la maisonnée. L’aîné jouait de la clarinette avec talent, le deuxième apprenait péniblement la trompette et le violon, le troisième paradait fièrement dans une fanfare en soufflant dans sa flûte traversière, le quatrième chantait dans une chorale et deux des filles accompagnaient régulièrement leur mère au piano. Toutes les fêtes donnaient lieu à de brefs concerts. Chaque fin de semaine et même pendant les vacances, à dix heures du matin, heure décrétée du réveil, ma mère, sans hausser la voix, ouvrait doucement les portes des chambres à coucher, s’installait au piano et jouait sans interruption jusqu’à ce que ses grands adolescents soient debout et aient cessé de maugréer. Pour l’extase, on repassera.

Curieusement, je ne connais presque rien à la musique.. Mais il suffit de quelques notes pour que je reconnaisse Chopin, Liszt ou Rachmaninov et que je puisse siffloter une bonne part de la pièce entendue. Par atavisme et surtout pour d’autres belles raisons, j’ai épousé une femme qui savait jouer du piano et qui pouvait reproduire l’atmosphère musicale de mon enfance et de ma jeunesse.

Les années ont passé, ma mère nous a quittés, mon père l’a suivie, la famille d’origine s’est dispersée, le boulot quotidien et l’éducation des enfants ont absorbé une grande part des énergies des nouveaux parents et le piano s’est fait un peu plus silencieux.

À la fin des années 90, ma femme s’est inscrite au Cercle Pouchkine et, de fil en aiguille, a commencé à enseigner la langue française à quelques nouveaux immigrés russes. La dernière en lice s’appelait Macha Plotnikova. Elle avait 16 ans, jolie, les cheveux blonds noués dans une grande tresse, comme au cinéma, et elle étudiait sérieusement sa nouvelle langue.  À la fin de la cinquième leçon, elle avoua à mon épouse que, avant d’émigrer, elle étudiait le piano au conservatoire d’Irkoutsk, qu’elle s’ennuyait de la musique et qu’elle aimerait bien pratiquer un peu sur notre piano. Permission immédiatement accordée.

C’est à ce moment que je suis rentré du travail. Doucement, sans bruit, pour ne pas déranger la leçon.  Surprise totale. J’entendais Rachmaninov joué magnifiquement, avec autorité, sans hésitation, avec émotion. (j’appris plus tard qu’il s’agissait d’un extrait du Concerto pour piano no. 2, opus 18). Assis sur le banc d’entrée du vestibule, j’ai gardé mon manteau, ma tuque,  mes bottes, et pendant quinze minutes, j’ai pleuré de joie, en silence, la tête et le cœur pleins de souvenirs. J’étais ailleurs dans le temps et l’espace. Je n’’avais plus 55 ans, je redevenais gamin, adolescent ou jeune adulte, je revoyais la famille, la vieille maison, le grand vieux chalet acheté, avec en prime, un bon vieux piano. À la fin de l’exercice, je suis entré, j’ai félicité  Macha et je me suis assuré du calendrier des prochaines leçons de français.

Ouf !  Divertissement dans le métro

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 metro

Je me perds dans le métro et tombe sur la ligne rouge, orange, bleue ouverte…je ne sais plus. Ce n’et pas grave ! Je me rends compte que la ligne est peuplée d’êtres qui se déplacent entre des stations qui ne mènent nulle part.

En fait c’est l’aventure.

Un peu stressée et nerveuse, je respire lentement, ce qui devrait me calmer un peu

Je prends le métro une fois par vingt ans et c’est aujourd’hui le jour J. C’est plein de monde, tout bouge partout, tous ces visages, toutes ces senteurs, tous ces mouvements, toutes ces respirations, tous ces sourires. Je ne sais plus où regarder. C’est comme un concert où tout le monde joue en même temps.

Quelqu’un raconte sa vie au téléphone à côté de moi, l’autre sirote son café trop chaud, un autre épluche sa banane, l’autre mord dans sa pomme, le voisin dort.

Très discrètement je pose mon regard sur un passager devant moi, en cravate et aux beaux cheveux blancs, bien confortablement debout et qui dégustait son livre bien calmement.

Pour passer le temps, j’essaie de voir ce qu’il lit et j’imagine ce qu’il mangeait si étroitement dans ces pages. Quelques lettres du titre sont visibles sur la couverture multicolore : abc…

Bon la meilleure façon pour moi c’est d’écrire moi-même un chapitre

Pure invention, sans idées préconçues, d’une façon ou d’une autre le temps n’existe pas. Je dessine quelques graffitis.

Les lignes forment des cerces, des lettres fluides et ordonnées. Pourquoi pas des haïkus

Argenté ose

Liberté et création

Toujours calme

Alphabet conquis

Dictée de tous les jours

Rêve de l’instant

D’une page à l’autre

Les mots se ressembleront

Tout peut arriver

Pourquoi et pour qui

C’est tellement beaucoup

Sagesse c’est lui

 

Tout d’un coup les yeux bleu marine percent les miens…petit sourire en coin réciproque…une larme coule sur ses joues rosies.

C’est toute mon aventure ! Chacun y a vécu des moments mémorables : drôles ou tristes, interminables ou émouvants.

Demandez à tous ceux qui en ont fait l’expérience. L’essayer c’est s’en rappeler ! Chaque trajet est unique, comme ABC

Collection

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         collection

          Il y en a qui collectionnent les timbres, d’autres, les cartes postales ou les assiettes décoratives. Elle, c’était les mots. Elle avait une maison pleine de mots. Elle en avait  partout et pour toutes les occasions.  Des joyeux, des drôles, des  passionnés, des tendres,  des fous, des vilains et… bien d’autres encore!

            En arrivant au Québec, elle avait commencé sa collection en en  collant des utilitaires un peu partout dans chaque pièce de son appartement. Elle avait eu l’idée quelques heures après le retour d’un de ses premiers cours de français, cours  où elle avait appris les mots cafetière, comptoir, tasse, cuiller et sucrier.

          Ce soir-là, une fois les enfants couchés, elle s’était installée à la  table de cuisine, avait révisé la conjugaison des verbes avoir et être et s’était ensuite appliquée à écrire et mémoriser les lexèmes  fraîchement appris. Elle trouvait si utile de connaître les noms français de ces objets du quotidien! Puis, elle avait tout à coup pensé  que de les avoir fréquemment sous les yeux  serait d’un grand secours  pour sa mémoire autant que pour celle des autres. Elle avait alors fabriqué ses cinq premières étiquettes et les avait apposées  sur les objets qu’elles désignaient.  Ensuite, elle s’était couchée avec le projet d’en apposer d’autres. Chaque jour,  au moins quatre. C’est ainsi que le lendemain soir, les mots réfrigérateur, cuisinière, beurrier et  tablette vinrent enrichir sa collection. Et au courant des semaines suivantes, s’en ajoutèrent encore bien d’autres, dont commode, armoire, tiroir, robinet, évier, table, porte et moustiquaire (qu’elle trouvait bien trop joli pour désigner cette espèce de tressage de fils de fer).

            Et même  quand les nouveaux mots se firent moins nombreux à l’école, elle continua  sa collection au même rythme en se servant de son dictionnaire polonais-français.  Chaque soir, elle y cherchait quatre noms et les recopiait dans son cahier  en plus de le faire sur les étiquettes. Elle pouvait de cette manière, s’enquérir de leur bonne prononciation auprès de son professeur, le lendemain matin.

            C’est ainsi qu’au fil des mois, la demeure de Katajina prit l’allure d’un étrange livre de lecture 3D qui profita à toute sa maisonnée : en très peu de temps, tous améliorèrent  leurs  compétences lexicales. L’enseignante de la classe d’accueil de Daria fit même la joie de sa mère en s’exclamant sur  la rapidité avec laquelle la petite avait appris à nommer chaque chose et à retenir les termes exacts pour le faire.

           Puis vint un jour où il n’y eut plus rien à étiqueter et Katajina se sentit très mal, infiniment triste. Elle avait développé un goût si fort pour les nouveaux mots, pour les bricoler, les côtoyer, les  lire et les faire rouler ou fondre dans sa bouche, qu’elle ne pouvait plus s’en passer. Le sevrage était trop cruel  et elle décida de continuer sa collection autrement en s’attardant à d’autres sortes de mots, des plus subtils, fous,  délicats ou évocateurs. Elle en fit et en fait encore des jeux qu’elle range soigneusement dans des coffrets, puis classe en catégories  pour pouvoir facilement les trouver ou les offrir en cadeau. Elle a commencé cela, il y a trente ans  et elle dit qu’elle n’arrêtera jamais d’en faire, que les mots sont ses amis les plus fidèles et les plus créatifs et qu’elle leur doit sa liberté.

            La dernière fois que je suis allée la voir, elle était en grande forme et m’a fait le cadeau de m’ouvrir deux  coffrets. J’en choisis un baptisé Secret et appartenant à la catégorie  blagues et calembours.  Il contenait   deux mots : le motus et bouche et cousue ainsi que le mo(t)na  Lisa.  Le second appartenait à la catégorie petite vie  et son étiquette portait le nom folie.  Il contenait les maudites vidanges à ne pas oublier de mettre au chemin chaque semaine.

pour faire son auto-portrait, pour faire son ego-portrait

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Pour faire son auto –portrait

Ouvrez d’abord une bonne bouteille

Partagez -la ou pas

Surtout enivrez-vous de rêves

Sans mea –culpa

Lisez la vie des grands hommes

Placez sur votre chevalet les images

De ceux qui vous impressionnent

 Devant vous une grande toile blanche

Sur une chaise, un miroir tout aussi grand

A la mesure de votre éminence

Munissez –vous de pinceaux de haute qualité

Pour rendre précisément les traits de votre personnalité

Gardez à votre portée seau d’eau et chiffons

Pour effacer vite les petits griffons

Maintenant, vous pouvez commencer.

Observez bien votre image dans le miroir

Vous n’aimez pas ! alors vite, oubliez-la

Dessinez de mémoire

le visage de votre jeunesse

Illuminez votre regard d’étoiles ardentes

Et surtout, éliminez toute trace vieillissante

Regardez, comparez. Vous voilà, découragé

Ajoutez une note distrayante

Une fleur, une pipe, une branche

 Admirez le tout achevé

Vous craignez que l’on ne vous reconnaisse pas ?

Voyons! Bien sûr que l’on vous reconnaitra

Puisque vous aurez signé votre nom en bas.

      Pour faire son ego -portrait   

Ouvrez d’abord une bonne bouteille

Partagez , faites le party

Feuilletez des revues de gens sexy

Trouvez celui ou celle

S’accordant le   mieux à votre personnalité

Choisissez un décor privilégié

Cependant, vous pouvez tricher

 Superposez des images de qualité

Prenez caméra, tablette ou cellulaire

En fait ce qui fait votre affaire

Étendez le bras, souriez

Oh ! mal visé! pas grave !recommencez

Sur l’ordinateur l’image vous portez

 Maintenant agrandissez

Vous n’aimez pas trop  ce que vous voyez

Eh bien !  mon ami, – photoshopez-

Amincissez, relevez, pigmentez

Jusqu’à ressembler à votre idole désignée

Maintenant, publiez, partagez , republiez

Sur tous vos sites préférés

Vos mille amis commenteront vos nombreuses  qualités

Vous voilà devenu la personnalité

de la Journée

Déçu ! vous rêviez d’éternité ?

 Dommage !  Car il vous faudra souvent recommencer.

La grande traversée

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Traverser le pont Mercier, une épreuve ?? Mais voyons donc! Ça, c’était avant!  Laisse ta voiture au stationnement incitatif de Châteauguay,  puis prends l’autobus, tu vas voir avec la voie prioritaire, maintenant, c’est une affaire de rien! Ça prend à peine 15 minutes pour se rendre à La Salle ! Je te le dis! Essaie-le!  Moi, j’ai commencé ça au printemps, puis c’est super.  Bon! Là, il faut que je te laisse parce que, justement,  j’arrive au stationnement.

 

Bonne journée!

Toi aussi. Bye.

Non, mais vraiment! Combien de fois va-t-il encore falloir que je lui dise que l’autobus  est la solution pour éviter les bouchons du matin! se demande la pratique et positive Gisèle que le «chialage»  de  Sophie commence à énerver et qui vient de faire en vain deux fois le tour des allées de stationnement pour se trouver un espace pas trop loin de l’arrêt d’autobus.

 «Non! Mais qu’est-ce qui se passe ce matin? Ma foi du bon Dieu,  je vais être obligée de laisser l’auto dans le fin fond du parc! Même  si je reviens tard, puis que j’aime pas trop marcher tout ça à la noirceur, là, j’ai pas le choix, se dit-elle en se dirigeant tout au bout  du terrain, dans sa partie non asphaltée.

Revenant  près de l’abribus, Gisèle étonnée de la longueur de la file interroge la dame devant elle. Cette dernière lui explique qu’on annonce, pour aujourd’hui, la première bonne bordée de neige de la saison  et que c’est souvent comme ça quand il y a des tempêtes. Cependant, se dit Gisèle,  il y a sûrement pas de quoi s’en faire pour l’attente parce que le site de CITSO précise bien qu’en cas de plus grand nombre de passagers, ils augmentent  le nombre de véhicules.

Et c’est bien le cas! Il y a une bonne dizaine d’autobus arrêtés au feu rouge de la rue perpendiculaire à l’arrêt et … Ça y est, ils redémarrent! Bon! Un premier ralentit… le temps qu’il faut au chauffeur pour dire…  qu’il n’y a plus de places dans le sien ni dans les trois autres qui suivent (et qui viennent de le dépasser), mais qu’il en reste dans le quatrième pour ceux qui sont prêts à faire le trajet debout.  Bon! Quinze minutes debout, c’est mieux que deux heures, assise dans l’auto sans avancer d’un poil, se console Gisèle  en avançant la jambe vers le marchepied du vieil autobus déglingué qui vient d’ouvrir ses portes.  Pendant qu’elle monte, quelqu’un dit  sur un ton moqueur: « Ils l’ont-tu  sorti des boules à mites celui-là? Êtes -vous ben sûrs qui marche pas au charbon?»  Sa remarque lui mérite les rires de plusieurs et un regard désobligeant de l’indéfectible optimiste. « Non mais, y en a qui sont vraiment bêtes, qui n’ont rien d’autres à faire que de tout critiquer, pense-t-elle. Dans une petite ville comme la nôtre, on peut quand même pas avoir la flotte d’autobus  récents de la STM! L’important, c’est qu’on se rende. Point.»

Ça sent l’essence et l’humidité. Lui parviennent quelques bribes de conversations et de  rires discrets… Il faut bien s’agripper au poteau dans les virages et  y a pas beaucoup de place pour bouger, mais… ça va! L’armature du gros sac à dos du garçon debout derrière Gisèle gêne un peu ses mouvements, mais c’est quand même moins agaçant  que  les «boum boum boum» de musique Heavy Metal qui s’échappent de son i phone. Une chance, elle n’en a pas pour longtemps! Et quelle joie d’avancer, de dépasser le long chapelet d’autos immobilisées dans la voie d’à côté. Derrière elle, une fille au téléphone se dispute avec quelqu’un qui a l’air d’être son conjoint et plus loin derrière, un bébé pleure. De biais debout près d’elle, une collégienne au look gothique jette un regard assassin sur la nuque rasée du gars assis devant elle, celui  qui mâche sa gomme d’une manière qui laisse  croire qu’il a des parts chez Chiclett.  Houps! On s’arrête à Kanawake. Le chauffeur demande aux  gens debout  dans l’allée de sortir quelques secondes pour laisser passer la dame au bébé qui est assise en arrière et qui avance péniblement la poussette de son petit vers l’avant, car la porte arrière est bloquée. Lentement, les gens s’exécutent. Certains râlent un peu, mais bon! Il reste tellement peu de route à faire!

Maintenant, Gisèle est vraiment très contente, car malgré les contrariétés et le contretemps de ce matin exceptionnel, l’autobus est sur le tablier du pont et ça fait à peine vingt minutes qu’elle a quitté Châteauguay.  Mais… mais…  pourquoi s’arrête-t-il à nouveau? «Qu’est-ce qui se passe encore?» se surprend-elle à dire à voix haute. «Ça, ma chère petite fille, le bon Dieu le sait puis le diable s’en doute, mais c’est sûr que c’est inquiétant, s’entend-elle répondre par la vieille dame assise en face d’elle. Moi, je prends pas de chance, je traîne toujours un chapelet. À mon âge,  j’en ai vu des ponts tomber au Québec, , puis j’en ai fait des  patchworks. Mais un pont qui a l’air d’un patchwork, c’est loin d’être drôle. Ça fait que je me méfie. Le patchwork , c’est pas mal mieux pour les retailles de guenille que pour l’asphalte puis l’acier. Vous pensez pas, vous? Quand on y pense, même ceux qui avaient l’air solides sont tombés!! Y a eu celui de Trois-Rivières, y en a eu deux à Québec, le Concorde à Laval pis…

Pendant que l’aïeule continue sa litanie, un texto de Sophie apparaît sur l’écran du téléphone de Gisèle : Tu vas être fière de moi. Je viens d’aller m’acheter une passe d’autobus.

Jacquot Corbo

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                        miroir  muscle

Jacquot Corbo trouvait son corps beau et il ne se lassait pas de le regarder.  Tous les matins,  sitôt sorti de la douche, il se plantait devant sa psyché et s’examinait  de pied en cap. Pour ce faire, il redressait la tête et le  torse et rentrait les fesses. Puis, il faisait jouer les muscles de ses biceps en prenant  des poses dignes d’un Monsieur Univers et en tournant lentement sur lui-même, histoire de s’apprécier sous tous les angles.  Enfin, il terminait sa parade en se souriant et en  s’envoyant quelques baisers de la main.

Une fois ce petit rituel terminé, son regard errait dans le vide et, peu à peu, son visage s’assombrissait. Lorsqu’il en était rendu à plisser le front, il empoignait fermement les deux montants  de la glace, comme s’il s’agissait d’un animal à mater, et avançait le plus près possible de son reflet. Il prononçait alors  à  voix haute les mêmes paroles que celles de la belle-mère d’une  autre histoire.  Il disait «Miroir, miroir, joli miroir, dis-moi qui est le plus beau.»  Et s’entendre répondre «Jacquot Corbo, c’est toi le plus beau.», suffisait pour ramener son  sourire et chasser toute trace d’inquiétude,

Il était tellement ravi d’avoir déniché cet accessoire fabuleux!  Il l’était d’autant que le brocanteur, loin de se douter  qu’il était magique, lui avait cédé pour une bouchée de pain. Jacquot Corbo en avait profité. Même s’il avait clairement  vu, derrière le cadre, le petit symbole ésotérique indiquant qu’il provenait  tout droit d’un conte merveilleux, il n’avait rien laissé paraître. Il avait même mimé quelques hésitations pour faire baisser le prix et n’éveiller aucun soupçon. Jacquot Corbo n’était donc pas que beau : il avait du flair et du savoir-faire autant pour les bonnes affaires que pour la levée des poids et haltères.

Mais  malheureusement, les grandes sources de satisfaction sont tarissables. Jacquot Corbo en prit cruellement conscience le fatidique matin du 19 octobre 2015. Lorsqu’il interrogea son reflet,  il l’entendit répondre: «Jacquot Corbo, tu as de beaux pectoraux, mais c’est Corneille, le sans pareil. Il chante à merveille, met les sens en éveil et rend les joues vermeilles.» (Le chanteur était passé à la télé la veille).

Ces mots le poignardèrent au coeur et il ferma les paupières. Resta immobile un long moment. Des  larmes  coulèrent  sur ses joues.  Puis, curieusement, sans qu’il s’en rende clairement compte, sa tête se mit lentement à rétrécir et à noircir.  Quand il  finit par rouvrir les yeux,  sa taille était celle d’une prune et des plumes avaient commencé à lui pousser un peu partout.  Il voulut crier son désespoir, mais ne réussit qu’à émettre un croassement.